mardi 16 juin 2009

Pérou: Interview de deux témoins des massacres perpétrés parmi la population indigène

Solidaire, Parti du Travail de Belgique, 16 juin 2009

Le 5 juin, l’armée péruvienne a massacré des dizaines de personnes lors d’une manifestation pacifique d’indigènes et de paysans. Deux volontaires d’une ONG flamande ont assisté au bain de sang.


Marijke Deleu et Thomas Quirynen sont deux bénévoles flamands de Catapa, une ONG qui travaille autour des exploitations minières en Amérique latine. Ils sont allés au Pérou pour répertorier les problèmes engendrés par l’exploitation minière dans le nord du pays, en plein territoire amazonien : « L’exploitation des richesses naturelles joue un rôle très important dans le développement économique d’un pays. Aussi cela provoque-t-il régulièrement des conflits. » déclare Thomas.

Les deux bénévoles ont pu se rendre compte de près que c’était bien le cas : au cours d’une action de protestation de la population indigène et des paysans contre les lois qui facilitent la défrichage de la forêt amazonienne, l’armée et la police sont intervenues de façon particulièrement brutale. Il y a eu des dizaines de tués. Marijke et Thomas se trouvaient au milieu du massacre. Leurs photos et témoignages saisissants ont été repris par la presse du monde entier. Nous avons interviewé Thomas, rentré en Belgique depuis quelques jours.

À quoi avaient trait ces protestations ?

Thomas Quirynen. Récemment, le gouvernement a approuvé des lois qui facilitent encore plus le défrichage et l’exploitation de la forêt en bois, minerais et pétrole. Les indigènes exigent que ces lois soient retirées. Ils ne veulent pas voir leur pays vendu aux multinationales. En outre, ils veulent avoir leur mot à dire. Le 9 avril, ils ont décidé de se mettre en grève. Les premières semaines, les protestations ont surtout été locales. Les indigènes ont occupé un site pétrolier situé à 5 heures de Bagua. La nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre et d’autres indigènes sont venus les soutenir, même si, pour cela, il leur fallait marcher pendant quatre ou cinq jours. Les communautés paysannes, elles aussi, ont rallié les protestations. Entre-temps, en divers endroits du territoire amazonien, des actions étaient entreprises, attirant de plus en plus de monde : il y aurait eu 30 000 personnes, ce qui est énorme car le territoire est très faiblement peuplé.


Dans la capitale Lima, on n’a donné aucune suite aux revendications. C’est pourquoi les protestaires ont décidé de se lancer dans des actions plus radicales, avec une grève de 48 heures à Bagua et un blocage des routes destiné à perturber l’acheminement du pétrole.

Que s’est-il passé, ce 5 juin fatal ?


Thomas Quirynen. La veille, une équipe de la télévision nationale était venue à Bagua pour faire un reportage sur l’action de protestation qui en était à son 57e jour. Il y a eu une réunion entre le général de l’armée, l’évêque de Jaén et le dirigeant des indigènes. Si l’action ne cessait pas de son plein gré, il y aurait une dispersion des barrages par la force. Le dirigeant indigène devait téléphoner au général le lendemain à 10 heures pour lui donner sa réponse définitive.


À 6 heures du matin, nous avons soudain reçu un coup de fil : Pouvions-nous venir immédiatement ? Des coups de feu avaient été tirés, il y avait un blessé et il n’y avait pas de presse dans le coin. Nous sommes montés en voiture en vitesse avec l’équipe de télévision et, une heure plus tard, nous étions au barrage. Nous avons commencé à prendre des photos. Tout de suite après, l’enfer s’est déchaîné. Des hélicoptères tiraient des gaz lacrymogènes, il y avait des coups de feu. La police avait également des canons à gaz lacrymogènes et l’un des canons a tiré en direction de Marijke quand les policiers ont vu qu’elle continuait à prendre des photos.


Les agents essayaient de rassembler les manifestants. Ceux qui s’enfuyaient étaient abattus. Nous avons continué à filmer et à photographier. C’était la seule chose à faire.


Une ambulance qui transportait des indigènes blessés a été retenue par l’armée. Les soldats en ont fait sortir les blessés et se sont mis à leur taper dessus. Nous connaissions bien l’ambulancier. Marijke avait déjà travaillé avec lui. Lui aussi s’est fait cogner dessus et emmener. Nous ne savons toujours rien de lui…


Au site pétrolier occupé, un peu plus loin, l’enfer s’était aussi déchaîné. Les indigènes avaient pris des policiers en otages. Quand ils ont appris le massacre de Bagua, ils ont abattu quatorze policiers.

Comment avez-vous enfin pu quitter les lieux de ce massacre ?


Thomas Quirynen. Nous avons essayé de garder notre calme et nous sommes passés devant les policiers.


Par la suite, nous avons visité quelques hôpitaux et, sur le conseil des organisations locales, nous sommes partis pour Lima où on nous a conseillé de rentrer en Belgique.


Nous avons rapidement fait circuler nos photos dans le monde entier. Elles ont été reprises par de nombreux journaux et sites Internet. Et même dans la presse nationale péruvienne…

Comment a-t-on réagi au bain de sang, au Pérou ?


Thomas Quirynen. L’histoire a été tout à fait déformée. La presse, en grande partie aux mains du gouvernement, dit que la police n’est pas intervenue brutalement, qu’il y a eu peu de morts et de blessés parmi les indigènes (selon les sources, il y aurait eu entre 30 et 84 tués et une centaine de blesses, ndlr).


Le président Garcia a témoigné sa compassion pour les victimes mais a surtout parlé des policiers tués. Dès le début, il a affirmé qu’il s’agissait d’un complot international d’ONG s’opposant au progrès économique et qui étaient ainsi coresponsables de la dégénérescence du conflit. Il prétend aussi que la majeure partie des Péruviens habitent dans les villes, qu’il n’y a qu’un demi-million d’habitants dans la forêt et que les richesses naturelles doivent profiter à toute la population.

Comment vous sentez-vous, maintenant que vous êtes rentrés en Belgique ?


Thomas Quirynen. Ce qui est dur, c’est que nous n’avons pu prendre congé de personne, un peu comme si nous avions laissé ces gens en plan. Et aussi que depuis deux jours, nous n’avons plus la moindre nouvelle, nous ne savons pas qui est encore en vie et qui ne l’est plus. Car la violence n’a toujours pas cessé.


Mais quand on voit quel intérêt médiatique nous suscitons ici, je pense que nous n’aurions pas pu aider nos amis de meilleure façon. Nous pouvons également aller prendre la parole au Parlement britannique et nous avons déjà reçu beaucoup de demandes d’interviews.


Nous espérons qu’il y aura bien vite une commission d’enquête indépendante. L’Organisation mondiale du travail envisage d’envoyer sur place des observateurs internationaux

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